Un 
        de mes plus heureux souvenirs de fillette, Mathilde, est celui 
        des heures passées à te regarder dessiner, si habile et 
        à peine 
        plus grande que moi, à admirer, fascinée, la légèreté 
        de ton trait 
        d'où naissait tout un bestiaire, tout un monde. 
        Parfois tu m'offrais ces dessins, je les recevais émerveillée. 
        Parfois, je les recueillais froissés, dans la corbeille à 
        papier 
        où tu les jetais, sans y penser. 
        Ainsi en fut-il de ta vie, un trait souple et imprévisible, 
        comme cette lignée de femmes de tête qui nous lie. 
        Tu avais leur indépendance d'esprit, échappant 
        au bonheur classique, tu gardas ta liberté 
        et la plus insatiable des curiosités, que seule égalait 
        ta disponibilité infinie pour les autres. 
        Etrange paradoxe. Tu as souhaité, tu m'as demandé 
        la permission d'être présente aux côtés de Marius 
        : 
        tu l'es, chaque fois qu'il me demande un dessin 
        ou m'explique un des siens, et tu le resteras présente, 
        auprès de chacun de nos enfants. 
        Je suis heureuse de te savoir près de moi. 
        Il 
        y aura des moments comme ce soir, où ta présence est si 
        forte 
        que ton absence est un mystère. 
          
        Je propose une épitaphe un peu en forme de 
        charade, 
        mais cela aurait sûrement plu à Mathilde :
      
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    Peindre 
      d'abord une cage 
      avec une porte ouverte 
      peindre ensuite 
      quelque chose de joli 
      quelque chose de simple 
      quelque chose de beau 
      quelque chose d'utile 
      pour l'oiseau 
      placer ensuite la toile contre un arbre 
      dans un jardin 
      dans un bois 
      dans une forêt 
      se cacher derrière l'arbre 
      sans rien dire 
      sans bouger
 
      Parfois l'oiseau arrive vite 
      mais il peut aussi bien mettre de longues années 
      avant de se décider  
      Ne pas se décourager 
      attendre 
      attendre s'il le faut pendant des années 
      la vitesse ou la lenteur de l'arrivée de l'oiseau  
      n'ayant aucun rapport  
      avec la réussite du tableau | 
    Quand 
      l'oiseau arrive 
      s'il arrive 
      observer le plus profond silence 
      attendre que l'oiseau entre dans la cage 
      et quand il est entré 
      fermer doucement la porte avec le pinceau 
      puis 
      effacer un à un tous les barreaux 
      en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau 
      Faire ensuite le portrait de l'arbre  
      en choisissant la plus belle de ses branches 
      pour l'oiseau 
      peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent 
      la poussière du soleil 
      et le bruit des bêtes de l'herbe dans la chaleur de l'été 
      et puis attendre que l'oiseau se décide à chanter 
      Si l'oiseau ne chante pas 
      c'est mauvais signe 
      signe que le tableau est mauvais 
      mais s'il chante c'est bon signe 
      signe que vous pouvez signer 
      Alors vous arrachez tout doucement 
      une des plumes de l'oiseau 
      et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau |